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Femina - Un peintre de jolies femmes

Article de Louis Vauxcelles

15 octobre 1904


"Peintre de grandes dames, de jolies femmes, M. Antonio de La Gandara a signé depuis quinze ans des portraits célèbres, d’un art impressionnant, d’une élégance subtile et vraiment moderne. Comment ce prestigieux artiste choisit-il les attitudes, la pose, la toilette de ces aristocratiques modèles ? Pour répondre à cette question, une visite à l’atelier de M. de La Gandara était indiquée. Louis Vauxcelles, critique avisé s’est chargé d’y guider nos lectrices.


L’atelier est mystérieux, recueilli, lointain, l’air d’une pièce hantée ; on n’y voit point aux murs de somptueuses tapisseries de haute lisse, où se détacheraient des panoplies Renaissance; le maître de céans, dandy raffiné et hautain, méprise les élégances conventionnelles, l’exotisme faux teint et le faste snob des ateliers mondains de la place Monceau ou du boulevard Berthier. Cet atelier de la rue Monsieur-le-Prince est bien le cadre qui convient à la peinture d’Antonio de La Gandara; il est rare, comme elle, et comme elle attirant et singulier. On en trouve l’exquise description dans Monsieur de Phocas (vu que Claudius Ethal n’est autre que La Gandara); le portraitiste de Dorian Gray eût aimé y composer l’effigie du célèbre éphèbe. Les murs sont gris-souris, d’une tonalité sourde, un fond whistlérien, quelques meubles Empire dignes de la Malmaison, une psyché où se mira la duchesse de Berry, une chaise-longue étonnamment allongée, du plus pur Directoire, un canapé vieil or, deux lauriers d’Apollon au feuillage flétri, des statues, Vénus d’un blanc mat, comme satiné, des bas reliefs, un fragment des Panathénées. Le tout semble jeté au hasard, l’arrangement est d’un savant négligé.


Madame Guillaume BeerJ’aime infiniment flâner, étendu sur le canapé vieil or, écoutant La Gandara disséquer à belles dents un confrère. Cet hidalgo aux longs yeux de gazelle, aux cheveux noirs, - d’un noir bleu, telle la chevelure de Moréas, - à l’esprit caustique, incisif et d’une délicieuse cruauté. Il excelle à saisir le défaut de la cuirasse de ses amis; la grâce aguichante de Helleu maître de la pointe sèche, les voluptueux tourbillons de jupes troussées et retroussées du peintre livournais Boldini, le britannisme joli et compassé de Jacques Blanche, La Gandara les analyse et les déshabille avec une corrosive ingénuité…


D’un index brun et fuselé, il tient une cigarette dont les volutes bleues s’interposent entre le regard et la toile commencée; il fait sa palette sur un bonheur-du-jour napoléonien. J’admire sa sveltesse de grand d’Espagne, l’ovale pur de son visage, la taille enclose dans un dolman de velours fauve, où scintille l’imperceptible ruban pourpre.


Deux toiles achevées depuis longtemps sont là, sur des chevalets, le portrait d’un romancier et celui d’une poétesse. Tout Paris les a déjà vus aux Expositions, mais La Gandara les a repris pour y mettre quelques touches définitives, et surtout pour les garder auprès de soi, car ce créateur d’âmes ne se sépare, ne s’arrache de ses œuvres qu’avec de lents regrets. Voilà d’abord l’auteur de Monsieur de Phocas, dont les mains sont chargées de bagues maladives, 'aux pierres de lune où dort une eau pâle'; le visage est provocant, et l’un des yeux semble noyé d’éther. Et voici le second portrait: assise sur un sommo tendu de moire bleu glacé, une énigmatique femme du premier Empire, gainée dans un fourreau de satin bleu lunaire… Le nu des bras et des épaules luit du blanc froid des nénuphars, de grands yeux étonnés, à la fois aqueux et sombres, s’irradient dans la pâleur d’un visage de nymphe, une chevelure brune la coiffe de nuit.. Sa pose, avec l’eurythmie de ses deux bras écartés de sa taille, est celle d’une pythonisse attendant le dieu; ils ont, ces bras frêles et froids, la courbe lente d’un cou de cygne et, dans les luminosités bleues qui la baignent cette jeune femme est surtout lunaire et nocturne, elle est Hécate aux trois visages , elle est prêtresse d’Artémis en Tauride, ou la Léda de Pierre Louys ; et cette délicieuse et sombre figure, où l’on voudrait voir une nymphe de l’Erèbe, est le portrait de la comtesse de Noailles…


Grande duchesse de MecklenburgTous les portraits de femmes que La Gandara a signés depuis quinze ans ont cette vie intense et impressionnante. Ce sont des êtres de style, de race, a-t-on pu dire avec justesse; il y a de la nervosité élancée du lévrier en eux. Il a fixé sur la toile les plus belles et les plus frêles de ces patriciennes de qui les aïeules furent dames d’atour à la cour du Roy. La comtesse Greffulhe, la marquise de Montebello, les princesses de Chimay, la grande duchesse de Mecklembourg. Et de fraîches misses américaines aux pommettes rosées, aux torsades auburn, Mlle Morlay, aux larges yeux cernées d’une meurtrissure bistrée, et Mme Guillaume Beer, campée audacieusement de profil, presque de dos, et d’une ligne de corps si onduleuse, et la 'Dame en vert' serrée dans une robe de vert-gris, au corsage un peu raide, le bouffant des manches exagérant encore la minceur du col. Et Sarah Bernhardt ! Et Mlle Henri Fouquier (aujourd’hui Mme Marcel Ballot), en robe bise avec la ceinture et le nœud bleu pâle au corsage, avec le grand chapeau à plumes, évoquant la grâce d’un Gainsborough !…


Comment La Gandara choisit-il les attitudes, la pose, la toilette ? le caprice, le hasard collabore-t-il avec lui ? Parfois. Vous vous souvenez de ce chef d’œuvre délicat, un des joyaux du Luxembourg, la Dame à la Rose ; Vélasquez ou Reynolds n’eussent pas désavoué l’effigie de cette mondaine; de trois quart sur un fond vert très sombre, coiffée d’un petit chapeau à plumes blanches, vêtue d’une robe de satin noir fleurie de pierreries, l’échancrure du corsage et l’ouverture des manches laissant échapper un flot léger de mousseline blanche; des deux mains, elle attache une fleur à sa ceinture. Ces mains à la ceinture sont une étonnante trouvaille, on dirait un objet d’art, je ne sais quelle précieuse et vivante agrafe; quel motif de fermoir pour un Lalique ! Hé bien ! le portrait était commencé autrement et depuis vingt séances. Or, Mme Rémy Salvator (la Dame à la Rose) une fois, à l’atelier, prend une rose au cœur pourpre dans une flute de Bohème, et la met à sa ceinture. La Gandara s’écrie : 'Oh ! ne bougez pas.' Il saisit le couteau à palette et défait son travail. La dame à la rose, furieuse d’abord, fut bientôt ravie.


Et l’hortensia de Mme de Noailles ? Il eut toute une histoire. Antonio de La Gandara sentait que cette épaisse fleur cloisonnée d’orient s’imposait comme couronnement d’un portrait quasi byzantin, mais le comte de Noailles estimait l’hortensia excentrique. Il interdit – en souriant – la boule fleurie… L’opiniâtreté et spirituelle diplomatie de l’artiste triompha de ce veto, et Antonio de La Gandara arracha au comte de Noailles une carte où se lisait ces mots : 'Bon pour un hortensia.'


Jamais La Gandara ne contraint ses modèles à l’immobilité d’une pose étudiée. La mondaine arrive à l’atelier, intimidée d’abord, puis elle se familiarise, s’amuse d’un bibelot, lorgne un pastel, reprend ses airs quotidiens, et c’est là la pose naturelle, que le peintre perçoit et immortalise.


En matière de toilette, il se méfie parfois des désirs tapageurs, car son goût est sobre, et ses harmonies riches mais discrètes. La Gandara me contait à ce sujet une gentille anecdote. Vous savez  qu’il fit, outre le fin, virginal et mélancolique portrait de la princesse Brancovan-Chimay, - celui d’une autre princesse de la même famille, qui fit d’abord grande dame… La Gandara avait rencontré, chez la comtesse Grefffulhe, son frère aîné, le prince Joseph de Chimay qui le pria de portraicturer la princesse. Antonio de La Gandara ne la connaissait pas; il prend rendez-vous à l’hôtel de la rue Galilée pour choisir la toilette… On le convoque vers deux heures, dans les premiers jours de janvier. L’artiste vient exact au rendez-vous, et, patiente cinq, dix, quinze, vingt minutes, trois Marie Hardouin de Gallese, épouse Gabriele d'Annunzioquart d’heure; un peu énervé, il se lève, puis d’un doigt machinal (ajoutons qu’il est très friand de sucreries), il dérobe au creux d’un sac de gouache un marron glacé. La porte s’ouvre. Vénus parait; le coupable est pincé la main dans le sac, et l’admirable déesse… qui depuis, descendit sur la terre, s’écrie en riant de la mine contrite : 'Oh ! qu’il est gentil !'. Cette entrée en matière d’une familiarité exagérément yankee mit notre artiste tout à fait à son aise. Puis la princesse le mena visiter les robes, le cabinet de barbe-bleue: il y en avait des centaines, de toutes les nuances, de toutes les formes, et de tous les styles ! La belle dame insistait pour une peluche violette, avec col Médicis, et brocatelle. L’artiste exigea un magnifique satin blanc argent.


Tout en me narrant ces historiettes, La Gandara travaille au fond de son nouveau portrait, l’image blonde et rose de Mme Gabriel d’Annunzio. Car il ne cesse de travailler. Depuis six mois, ont posé rue Monsieur-le-Prince, Mme Madrazzo, la sœur de Reynaldo Hahn, Mme Décori, mystérieuse déité, drapée de noir sur un fond de nuit; Mme Genvich, cavalièrement coiffée d’un grand feutre rembranesque à plumes blanches, bien d’autres encore. Mais je n’ai voulu silhouetter ici que le plus subtil et le plus émouvant, avec Whistler, des interprètes modernes  de la vie et de la beauté féminine…"


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