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Antonio de La Gandara, un témoin de la Belle époque (1861-1917)

Auteur : Xavier Mathieu

 

Le premier et le seul ouvrage monographique entièrement consacré à Antonio de La Gandara était jusqu’à présent une sorte de numéro hors série de La Plume. Publié en 1902, et conformément aux usages de la revue, cet opuscule réunit principalement quelques articles et une quinzaine d’illustrations. Si cette anthologie associe les noms prestigieux d’Albert Samain, Gustave Kahn, Jean Lorrain, Tristan Klingsor et quelques autres, attestant ainsi de la célébrité contemporaine du peintre, on peut s’étonner qu’aucune autre vraie monographie n’ait illustré son œuvre depuis cette date, c’est à dire en un peu plus d’un siècle. De fait, La Gandara, au même titre que Paul Helleu, Albert Besnard, Boldini, Sargent ou Jacques Émile Blanche, et l’on pourrait multiplier les exemples, a longtemps souffert d’une histoire

de l’art repliée sur ses propres fantasmes modernistes, trop occupée à s’auto légitimer en effaçant la majeure partie de la production d’une époque au profit de quelques noms, toujours les mêmes, pour pouvoir explorer la réalité multiforme du paysage artistique.

Que La Gandara ait été, ainsi que Xavier Mathieu le reprend en guise de sous-titre, « un témoin de la Belle époque » ne fait guère de doute et le regard qu’il porte sur elle, ce regard si clair dont atteste le bel autoportrait dessiné de 1888 (ill. 1), nous est précieux ; mais on ne saurait toutefois limiter son talent à, seulement, une sorte de reflet d’une période. Qui oserait réduire l’œuvre de Proust à une chronique mondaine ? Vrai peintre, La Gandara méritait qu’on lui consacrât un volume et c’est chose faite.

Le travail de Xavier Mathieu se présente sous la forme d’un bel album de plus de 300 pages très richement illustrées et dont il faut souligner d’emblée la qualité éditoriale ; il n’est pas si fréquent de trouver une telle fidélité des images aux œuvres, dans la mesure où une reproduction peut l’être. A cet égard, il n’est pas certain, justement, que la photographie soit le meilleur moyen d’appréhender l’œuvre de La Gandara. Ce qui est une évidence pour toute œuvre par définition, semble plus vrai encore s’agissant d’un artiste dont les formats, la théâtralisation des poses, la facture, tantôt réaliste, tantôt stylisée, jouent sur divers registres. Les tableaux de La Gandara, et singulièrement les portraits, méritent d’être « vus » et ils possèdent une présence, même pour ceux que l’on aime le moins, qui frappe lorsqu’on est en face d’eux.

Le volume s’articule de manière chronologique et thématique, couvrant toute la vie et la production de l’artiste. Grâce à une très riche documentation, l’auteur établit la biographie de La Gandara ; il en rappelle les origines mexicaines et espagnoles non sans souligner qu’il était toutefois « français de naissance, puis de nationalité, de culture et de cœur ». Il livre un condensé fructueux des énormes sources réunies et des archives familiales exploitées. Maintes photographies d’œuvres non localisées témoignent de l’ampleur du corpus de l’artiste : il y a manifestement encore bien des tableaux à retrouver. L’éducation de La Gandara, sa formation dans les ateliers de Gérôme et de Cabanel et sa fréquentation des milieux du Chat noir ou des Hydropathes sont rappelées tandis que les œuvres du début (portraits, scène de genre grimaçantes, caricatures très intéressantes pour l’histoire du Paris des années 1880 et natures mortes) attestent à la fois de l’apprentissage académique du peintre, de sa vie d’étudiant et de son héritage espagnol : il y a évidemment du Goya, du Ribera ou du Velasquez dans ce « sang artistique ». Une rencontre, déterminante, marque l’année 1885, le début de son amitié avec Robert de Montesquiou. On le sait, La Gandara porte « l’étiquette » de peintre mondain, titre jadis glorieux mais qui sert plutôt aujourd’hui en général à se débarrasser d’un artiste que l’on a du mal à « classer » et dont on ne fait pas l’effort de comprendre l’esthétique. Si sa production ne se limite pas à des portraits, force est de constater que ceux-ci tiennent une place majeure dans son art. Rapidement réputé comme portraitiste particulièrement doué, l’artiste concevra d’innombrables œuvres qui forment certes un « témoignage » de la Belle époque, mais constituent aussi et surtout un répertoire propice à une pratique picturale souvent virtuose, originale, qui frappe par une grande diversité.

Si le livre de Xavier Mathieu, conçu en chapitres qui allient documentation, biographie et images, parcourt toute la vie du peintre, ces effigies de personnalités, célèbres ou moins connues, scandent l’œuvre tout au long du propos, lui donnant un aspect particulièrement vivant. Se présentant de manière séduisante, avec des images en pleine page et une maquette très aérée, l’ouvrage n’omet toutefois pas de fournir au lecteur ou au chercheur maintes sources et de riches notes. Les annexes livrent une chronologie fort utile, la liste complète des expositions (avec les titres des œuvres) auxquelles a participé l’artiste, des extraits d’un fond documentaire très vaste, des images d’œuvres perdues, diverses photographies de proches du peintre, mais aussi un choix de la fortune critique (avec les textes eux-mêmes) et une bibliographie importante. L’organisation de ces sources très éloquentes n’est pas, il faut le dire, toujours très claire (ainsi de la bibliographie où d’autres choix de classement auraient pu être plus pratiques, par exemple par noms d’auteurs des articles plutôt que par périodiques) mais c’est un choix et, de toutes façons, un détail. Reste le principal acquis de l’ouvrage, la découverte de l’œuvre, à travers un grand nombre de peintures et de dessins, souvent inédits, reproduits et documentés, un peu à la manière d’un catalogue raisonné, mais sans l’aspect rébarbatif que revêt parfois ce genre de travail.

1. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Autoportrait, 1888
Mine de plomb sur papier - 21 x 20 cm
Bruxelles, collection privée
Photo : Illustria

2. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Portrait de Robert de Montesquiou, vers 1887
Huile sur toile - 92 x 72 cm
Azay-le-Ferron, Château d’Azay-le-Ferron
Photo : Illustria

Lorsqu’on parcourt l’ouvrage et que les œuvres, peintes depuis les années 1880 jusqu’à la mort de l’artiste en 1917, défilent sous nos yeux, on est frappé par leur diversité de facture. L’image d’un Antonio de La Gandara, peignant sans discontinuer des portraits un peu raides, sombres voire bitumés, des physionomies quelque peu interchangeables, traitant de temps à autre les visages avec rapidité et les vêtements avec un graphisme parfois sec, laisse place à une vraie découverte qui renouvelle la vision du peintre. Le portrait de Robert de Montesquiou (ill. 2) frappe par l’intensité et la pénétration psychologique : là où Whistler « arrangera » le comte en « noir et or », là encore où Helleu laissera avec sa célèbre pointe sèche un profil fier et épuré, presque héraldique du poète, là, enfin, où Boldini brossera en 1897 avec virtuosité une image souveraine d’un Montesquiou au sommet des élégances et de la situation mondaine, La Gandara, en 1887, soit dix ans plus tôt, laisse du comte une image beaucoup plus dense. Anxieux et anguleux, le modèle semble tendu vers l’inconnu, sur un fond noir, les yeux levés, tenant entre ses doigts nerveux un objet rare dont le bleu tient le rôle de « note sensible » ; le peintre « enlève » avec maestria la « toge » dont est vêtu Montesquiou, entre la robe de chambre et le kimono : des reflets, des ombres, une picturalité libre et savante à la fois. Il est très révélateur de comparer quelques portraits masculins de La Gandara réalisé à cette époque : ainsi de celui du comte, de son ami et secrétaire Gabriel de Yturri (ill. 3) et de Jean Lorrain (ill. 4). Ces trois personnages du Paris mondain, artistique et littéraire ne donnent pas lieu à une formule répétitive : en vrai portraitiste, et en vrai peintre, l’artiste soumet sa pratique plastique au caractère psychologique du modèle.

Tandis que Montesquiou apparaît comme une sorte de mage lumineux et mystique, son compagnon est traité avec une rigueur espagnole, dans une harmonie de noirs et de blancs, le visage brillant, des reflets dans les yeux sombres et un gant qui s’estompe dans l’ombre. Jean Lorrain, quant à lui, à la pose provocante, représenté presque en pieds, le masque fardé et les lèvres rouges, la main lourdement baguée, est peint sans concession mondaine, tel un reflet exact du personnage et de son œuvre littéraire : un « Monsieur de Phocas » avant l’heure, puisque son roman ne sera publié qu’en 1901. Ces figures du milieu symboliste montrent la proximité de La Gandara avec cette esthétique : diverses œuvres rejoignent, par la facture comme par le traitement des sujets, ce monde de l’indécis et du tremblement du sens cher à Mallarmé et à Samain. Le Balcon (ill. 5) et La Femme au coquillage (ill. 6), par exemple, mais aussi de nombreux autres fusains, dessins et pastels, comme La Tasse de thé (ill. 7), révèlent la perméabilité de l’art du peintre avec le contexte idéaliste et/ou intimiste de la fin du XIXe siècle. Formes embrumées, graphisme subtil et rêveries habitent bel et bien son travail.

Cette tendance forte des années 1890 peut aussi transparaître dans certains œuvres de commande ; ainsi dans le Portrait de Mademoiselle L. (ill. 8), l’artiste conçoit-il une harmonie de blancs et de beiges (avec les discrètes lignes or rehaussant les lambris) digne de Whistler ou de Sargent mais que l’on pourrait aussi presque rapprocher d’un certain Khnopff, dans sa synthèse, son cadrage et la simplicité très étudiée de sa composition. Deux ans seulement séparent cette peinture du Portrait d’Anna de Noailles (ill. 9). De l’anonyme Mademoiselle L. à la poétesse célèbre, tout change pourtant : la complexité de la pose amplifiée par le drapé (donnant presque l’illusion d’un contrapposto pour peu qu’on puisse utiliser le terme s’agissant d’un personnage assis !), le luxe du siège néo Louis XVI précisément représenté dans ses dorures et ses cannelures, et les reflets étudiés de la soie, désignent une position mondaine et une personnalité extravertie là où retenue, pureté et simplicité décrivaient une jeune esthète exprimant avant tout une intériorité.

3. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Portrait de Gabriel de Yturri, 1886
Huile sur panneau - 73,5 x 58 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : Illustria

4. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Portrait de Jean Lorrain, vers 1898
Huile sur toile - 155 x 95 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : Illustria

5. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Madame de La Gandara au balcon
Pastel - 53 x 19 cm

Collection particulière
Photo : Illustria

6. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Femme au coquillage
Fusain - 63 x 46 cm

Collection particulière
Photo : Illustria

Si le peintre a pu, parfois, céder à la facilité ou à un travail un peu répétitif, en étant victime de son succès (et il n’est pas le seul, toutes esthétiques confondues !), la partie la plus aboutie de sa production échappe à ce piège. Il suffit de comparer des huiles que ne séparent pas plus de dix ans comme le Portrait de Madame Gautreau (ill. 10), celui de Louisa de Mornand (ill. 11) et « l’icône » représentant Ida Rubinstein (ill. 12) pour comprendre l’intelligence d’un artiste capable d’adapter à ce point sa « stratégie plastique » à son sujet. Quoi de commun, finalement, entre le dos tourné et le profil presque impertinents d’une Madame Gautreau, image très mondaine et peinture de salon qui fit sensation, l’harmonie intimiste « tout en mauve » de la comédienne Louise de Mornand dans une robe façon XVIIIe de Jacques Doucet et le hiératisme énigmatique de la grande danseuse des Ballets russes, interprète de d’Annunzio, Valery, Claudel, Debussy, Ravel, Honegger et égérie d’une certaine modernité, sans doute un des plus beaux tableaux du peintre1 ? La peinture est au service du portrait et le portrait au service de la peinture.

7. Ant. de La Gandara (1861-1917)
La tasse de thé, vers 1891
Pastel sur papier - 60 x 44 cm
Lugano, collection particulière
Photo : Illustria

10. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Portrait de Madame Gautreau, 1897
Huile sur toile - 216 x 116 cm
Albuquerque, collection particulière
Photo : Rick Rhodes

9. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Portrait de la comtesse de Noailles, 1899
Huile sur toile - 169 x 135 cm
Beauvais, Musée déptal de l’Oise
Photo :  Doct. Famille de l’artiste

8. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Portrait de Mademoiselle L., 1897
Huile sur toile - 135 x 90 cm
Beauvais, Musée déptal de l’Oise

Photo : Illustria

11. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Portrait de Louisa de Mornand, 1907
Huile sur toile - 186 x 133 cm
Grenoble, Musée des Beaux-Arts
Ph : Musée des Beaux-Arts de Grenoble

12. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Portrait d’Ida Rubinstein, 1913
Huile sur toile - 210 x 103 cm
Paris, collection Lucile Audouy
Photo : Thomas Hennocque

13. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Le Bassin du jardin du Luxembourg, 1902
Huile sur toile - 100 x 66 cm
Collection privée

 Photo : Illustria

14. Ant. de La Gandara (1861-1917)
Le Réverbère (Le Kiosque), 1893
Pastel sur papier - 25 x 16 cm
Collection privée
Photo : DR

Paysagiste, La Gandara rejoint aussi cette ambiance « fin de siècle » qui allie la représentation de lieux familiers ou modernes avec les brumes d’une certaine incertitude et d’une indéniable poésie. Images parisiennes, place de la Concorde ou de la Madeleine, vues de la Seine mais surtout huiles peintes au jardin du Luxembourg en attestent. Albert Samain appréciait particulièrement ces dernières comme Le Bassin du jardin du Luxembourg (ill. 13). Avec un pastel tel que Le Réverbère (ill. 14) (anciennement dit « Le Kiosque »), La Gandara ne livre-t-il pas une image proche d’un Lévy-Dhurmer, d’un Degouves de Nuncques ou d’un Rippl-Rónai, de ces nocturnes dont une des nouvelles salles symbolistes du Musée d’Orsay réaccroché donne un aperçu ?

Qu’on le veuille ou non, et n’en déplaise aux partisans d’une histoire de l’art univoquement thématique ou sociale, rien ne permet de mieux connaître l’art d’un peintre, mais aussi d’une esthétique et d’une époque, que de vrais travaux monographiques, base de toute connaissance sérieuse. En réunissant ce corpus et l’appareil documentaire qui l’accompagne, Xavier Mathieu rend un fier service à Antonio de La Gandara, ce beau peintre qui méritait mieux que des études éparses, des travaux universitaires non publiés ou, pire encore, un oubli bien injuste.

Xavier Mathieu, Antonio de La Gandara. Un témoin de la Belle Epoque, 1861-1917, préface de Jean-Louis Debré, Paris, Edition Librairie des Musées, 2011, 306 pages, 49 €. ISBN : 9782354040215

Site internet par l’auteur Xavier Mathieu : http://www.lagandara.fr


Jean-David Jumeau-Lafond, vendredi 9 décembre 2011


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